L'aide au suicide gagne les cantons

Adopté au niveau fédéral, le principe de l'assistance médicalisée au suicide a été accepté depuis dans plusieurs cantons suisses. © iStock
Le suicide médicalement assisté s’ancre doucement, mais sûrement dans le paysage suisse. Le récent vote valaisan, obligeant les EMS et les homes à accepter le choix de leurs patients, témoigne de cette évolution des mœurs, même si des questions restent ouvertes.
Le suicide assisté semble toujours plus accepté par les Suisses. En témoigne, à la fin de novembre, le verdict sans appel prononcé par les Valaisans qui ont très largement accepté (76,55% des votants) une nouvelle loi encadrant la pratique du suicide assisté en institution. Le Valais rejoint ainsi les cantons de Vaud, de Neuchâtel et de Genève (voir infographie plus bas). En 2020, la Suisse a enregistré 1251 suicides assistés, contre 1196 en 2019. Ce type de mort représenterait, aujourd’hui, près de 2% du nombre total de décès en Suisse. Les premières statistiques fédérales sur le sujet remontent à 1998. Cette année-là, on était à moins d’une cinquantaine de cas.
Dans le droit fil du vote valaisan, symptôme d’un changement de regard de la société suisse, nous avons lancé la discussion avec Alexandre Pillonel, sociologue: «En Suisse, c’est une chance, le suicide assisté a toujours fait débat dans l’espace public. On discute un peu moins d’euthanasie passive et de soins palliatifs, par exemple.» Collaborateur scientifique de la Haute Ecole de travail social et de la santé à Lausanne, Alexandre Pillonel a mené avec d’autres chercheurs une étude ethnographique sur l’assistance au suicide durant trois ans, entre 2017 et 2020, sur la base d’un financement du Fonds national suisse de la recherche scientifique. Les résultats de ce travail de terrain figurent dans La mort appréciée, livre publié aux Editions Antipodes. Interview.
- Les résultats du Valais vous ont-ils surpris?
- Alexandre Pillonel: Je suis surpris par l’ampleur du soutien. Je pensais que ce serait plus équilibré. Mais je ne suis pas si étonné que ça. On a parfois l’impression que le Valais est un pays conservateur et catholique. Or, j’ai eu l’occasion de suivre l’assistance au suicide d’une dame dans un petit village montagnard de deux cents habitants. Je pensais que ce serait difficile, mais c’est plutôt un esprit de liberté que j’ai pu observer. La personne a prévenu tout le village en faisant passer le message au bistrot du coin. Et, la semaine précédant son décès, beaucoup de monde est venu lui dire au-revoir.
- C’est pourtant un canton catholique et les pouvoirs religieux s’inscrivent comme gardiens de valeur contre le droit à mourir.
- Ce vote démontre que ce n’est pas aussi simple que ça. On dit que les cantons protestants ont plus de facilité à passer des lois sur l’assistance au suicide. Genève, par exemple, a accepté une loi similaire en 2018, mais ne perdons pas de vue que les catholiques y sont majoritaires. De fait, on vit dans une société largement sécularisée. En ce qui concerne la mort, on est plutôt dans un renouvellement syncrétique, avec un attrait pour de nouvelles formes de spiritualité. Sur le terrain, en suivant des assistances au suicide, j’ai autant pu voir des personnes mourir avec une photo du pape à leur côté que des protestants, des athées. Considérer des formes d’opposition à cette loi ou, plus généralement, à l’assistance au suicide uniquement à l’aune de la question religieuse me paraît un peu réducteur.
- En 40 ans, le suicide assisté a pris ses quartiers en Suisse. Que cela signifie-t-il de notre rapport à la mort?
- Les années 1960 ont représenté une avancée extraordinaire quant aux techniques de réanimations dans le champ médical avec le développement de la médecine de soins critiques et la mise en place des unités de soins intensifs. Ce processus de médicalisation de la mort, autrement dit, les prérogatives médicales à prolonger la vie ont, en quelque sorte, favorisé l’émergence d’une série de réflexions sur le traitement et l’encadrement des fins de vie. Cela ne va pas sans critiques contre l’acharnement thérapeutique. Dès lors, on met beaucoup d’importance, aujourd’hui, sur l’accompagnement en fin de vie et sa prise en charge, notamment depuis les années 80, dans le droit fil des réflexions d’Elisabeth Kübler-Ross (NDLR médecin psychiatre suisse internationalement reconnue, une pionnière dans l'accompagnement des personnes en fin de vie) et de Marie de Hennezel (psychologue clinicienne et psychanalyste jungienne) qui ont montré l’importance de bien préparer sa mort. Ce contexte a pu favoriser la réflexion sur les différentes modalités de fin de vie, notamment avec le développement des soins palliatifs et l’assistance au suicide qui sont arrivées comme des manières d’envisager autrement la fin de vie et la mort. Voir dans ces pratiques une forme nouvelle d’autonomie, de contrôle de soi et d’autodétermination est tentant. Pour avoir observé l’assistance au suicide sur le terrain, je dirais que ces pistes d’analyse sont un peu trop faciles. La réalité est plus complexe.
- Mais de fait, la Suisse est souvent considérée comme avant-gardiste sur le plan de l’assistance au suicide. A juste titre?
- Sur ce plan, la Belgique et la Hollande ne sont pas très loin de notre pays. L’Italie a réalisé la première assistance au suicide médicalisée, la Cour constitutionnelle ayant ouvert la porte à une telle pratique en 2019. Il y a des expériences en Allemagne, en Espagne. La France revient sur la fin de vie, notamment sur le plan politique. Si la Suisse peut être considérée comme avant-gardiste, c’est sans doute au regard de l’article 115 du Code pénal fédéral entré en vigueur en 1942, pénalisant l’assistance au suicide au seul motif d’un mobile égoïste, une loi souvent catégorisée comme libérale. En l’occurrence, la Suisse est effectivement en avance, peu de pays ayant légiféré sur l’aide à mourir durant cette période. Sauf qu’à l’époque, cette question ne s’était pas posée en regard de la médecine. En cela, l’approche suisse est très différente de ce qui se passe ailleurs dans le monde, comme au Canada, notamment, ainsi que dans certains Etats américains, en Belgique et en Hollande, où la médecine est au centre de la réflexion. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que les premières pratiques identifiées d’assistance au suicide se mettent en place en Suisse.
- Le suicide assisté paraît faire moins de vagues. Exit fait-il partie des mœurs?
- Non, je ne dirais pas qu’Exit fait partie des mœurs. Et si l’assistance au suicide peut apparaître comme un acquis, je dirais qu’elle est plutôt en voie de pérennisation, sans toutefois encore être stabilisée. Elle suscite de vraies questions, de vrais conflits, de vrais défis, de vraies oppositions, comme dans le cas de ce médecin qui a réalisé une assistance au suicide pour une femme en parfaite santé (NDLR à Genève, voir le cas du docteur Pierre Beck, jugé pour avoir prescrit une substance létale à une octogénaire en bonne santé qui avait fait le pacte de mourir avec son mari). De tels épisodes judiciaires ne manquent pas d’ouvrir, à chaque fois, de nombreux débats.
- Comment expliquer que Dignitas n’a pas percé comme Exit?
- Bien ancrée en Suisse, EXIT A.D.M.D. Suisse romande et EXIT Deutsche Schweiz constituent des associations imposantes, en témoigne le nombre important de ses membres. Dignitas offre, quant à elle, une assistance au suicide à des personnes venues de l’étranger. Elle a son histoire propre, porteuse d’enjeux et de problématiques particulières. Ce qui lui a valu des critiques notamment cristallisées autour de la notion de «tourisme de la mort».
- Exit se voit reprocher le manque de soutien aux proches et aux familles.
- Il est vrai que Exit, au début de la mise en pratique de l’assistance au suicide, était plus centrée sur la défense d’un droit universel à l’auto-détermination concernant la fin de vie, en détriment parfois des proches. Mais il s’est toujours trouvé des accompagnatrices, des accompagnateurs et des membres pour s’en soucier. Depuis 2018, avec le changement de présidence, Exit veille en particulier au fait que la famille soit avertie de la démarche d’un proche de recourir à l’assistance au suicide. L’actuelle attention portée aux proches ne signifie cependant pas qu’un accompagnement est prévu, comme le revendiquent par exemple les soins palliatifs. Cependant, dans la plupart des cas que nous avons étudiés, certains proches sont fortement impliqués dans cette démarche. Exit veut éviter à tout prix qu’un proche parent se retrouve devant le fait accompli de la décision d’un proche de recourir au suicide assisté. En revanche, l’accord ou l’assentiment de l’entourage n’est pas une condition pour réaliser une assistance au suicide.
- L’Académie suisse des sciences médicales a pris position plus d’une fois. Est-elle progressiste ou conservatrice?
- L’Académie n’est ni conservatrice ni progressiste, il me semble qu’elle s’adapte aux évolutions médicales et sociétales. La Suisse, pas si différente de la plupart des autres pays en termes de culture médicale, se refuse encore très fortement à réaliser des gestes dont l’intention est de donner la mort: pas chez nous d’euthanasie active, directe. L’Académie, constatant le développement de l’aide au suicide, se met à niveau en adaptant ses recommandations aux médecins qui, de fait, prescrivent le produit létal ou accompagnent le suicide au sein des associations. En 2018, c’est bien elle qui a introduit le critère de «souffrance insupportable», une notion loin de faire consensus dans le corps médical. La FMH a attendu 2022 pour l’introduire dans son code de déontologie.
Propos recueillis par Nicolas Verdan
Le suicide assisté dans les EMS