Je suis vieux! Et alors?

«La vieillesse est une période de vie qui peut être riche.» © iStock
On l’affuble de tous les maux, ce temps de la vie qui démarre autour de 75 ans. Et on le craint. Mais dix personnalités romandes affirment que l’âge ne leur a pas fait perdre leurs moyens.
A en croire les discours ambiants, l’avancée en âge qui dure serait une catastrophe. Cela se résumerait à une succession de pertes et de dégradations, aussi bien physiques que mentales. Résultat, ceux qui cumulent plusieurs dizaines de décennies finissent par camoufler leur âge. Quand ils ne se camouflent pas eux-mêmes en cédant leur place, en se retranchant progressivement de la vie collective. En ne s’offusquant même plus des réflexions âgistes. Et en se rassérénant à l’idée que Exit existe pour le jour où… Comme si vieillir allait forcément s’accompagner d’une maladie physique ou mentale invalidante et d’une perte d’autonomie.
De fait, l’avancée en âge en bonne santé progresse. Seules 8% des personnes de plus de 75 ans considèrent leur santé comme mauvaise. Et pan… une idée reçue en moins! Concernant la démence qui guetterait chaque personne prenant le temps de vivre longtemps, deux études nord-américaines récentes révèlent que le cerveau humain supporte bien le poids des ans.
Contrairement, à ce qui est colporté, les neurones ne meurent pas. Ce sont les liens entre eux qui se raréfient sans sollicitations mentales suffisantes. Autrement dit, il faut se garder d’intégrer l’idée d’une date de péremption et, au contraire, rester curieux. Par ailleurs, la vie créative connaîtrait un second souffle après 60 ans, car les deux hémisphères cérébraux communiqueraient mieux que auparavant.
«La vieillesse est une période de vie qui peut être riche», affirme la géronto-psychologue Marianna Gawrysiak, qui vient de publier L’avancée en âge, ses richesses, ses écueils (Editions de l’Aire). «La retraite, qui libère des contraintes, permet de s’ouvrir à de nouvelles expériences et de découvrir d’autres aspects de sa personnalité. Ce qui est enrichissant. Et puis, l’avancée en âge incite à faire le bilan de sa vie. Ce qui favorise le travail psychique, la résolution de traumas et de tourments. En ce sens, le grand âge permet de trouver le sens de sa vie. Cela aide à accepter sa mortalité.» Bref, devenir vieux pendant vingt ou trente ans est une chance… qui n’est pas donnée à tout le monde. Reste à le faire savoir. «J’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie», écrivait Paul Nizan. Dix personnalités romandes affirment, quant à elles, qu’elles ont plus de 75 ans et qu’elles ne laisseront personne dire que la vieillesse est le pire âge de la vie.
>> Lire l'ditorial: Plus libres, plus épris, plus légers!
Véronique Châtel
«Je suis humainement plus profond»
Jacques Dubochet
80 ans
biophysicien, Prix Nobel 2017
«Je me suis senti vieux le jour où quelqu’un m’a cédé la place dans le bus, même si cela partait d’une intention polie. Et je me sens diminué quand j’entends parler des personnes âgées en termes de coûts financiers et sociaux. Dans certains discours, on ne serait plus que des poids morts chers à entretenir. En revanche, je me sens considéré dans le regard des jeunes migrants que j’accompagne dans leur parcours d’intégration. Grâce à leur culture d’origine, ils n’envisagent pas le vieux bonhomme que je suis comme un gâteux ou en passe de le devenir, mais comme un sage.
Bien sûr, vieillir expose aux soucis de santé: dans une semaine, je me fais opérer d’une hernie discale. Mais, moins travailler et, par conséquent moins subir les contraintes horaires, permet de mieux vivre le présent et de devenir humainement plus profond. Chaque âge à ses pires moments. Je n’aimerais pas être un adolescent qui, par manque de maturité, accumule les bêtises, ni être un vingtenaire qui ne sait pas dans quelle voie s’engager ou un quadragénaire qui craint de perdre son travail… A chaque étape de la vie, il y a des phases plus ou moins agréables. Ce que je voudrais tout de même rappeler aux politiciens, c’est qu’ils seront les vieux de demain. Alors qu’ils n’inventent pas des systèmes ou des structures de vie qu’ils ne souhaiteraient pas pour eux. Aimeraient-ils se retrouver demain dans une chambre d’un EMS à deux voire à trois lits?»
«Je fais ce je veux, quand je veux»
Amélie Plume
79 ans
écrivaine
«Je ne suis pas sensible aux critiques faites aux personnes âgées et, pourtant, j’en suis une! Probablement que ma fibre d’indignation s’est épuisée dans la lutte féministe. Le traitement fait aux vieux me paraît si doux comparé à celui fait aux femmes, qui a nécessité la création du mot féminicide.
L’avancée en âge, avec la fin des multiples tâches de la double vie des femmes, m’a donné une merveilleuse liberté. Faire ce que je veux, quand je veux. Avoir le temps, prendre son temps! Je n’ai jamais vécu cela auparavant, constamment partagée entre mes activités professionnelles et familiales.
J’y suis à ce beau jour. Et j’ai besoin de tout mon temps pour mon écriture. Ce besoin s’est accentué avec l’arrivée du coronavirus. A l’occasion du vaccin, j’ai appris que je faisais partie «des personnes âgées à risque». Etant en bonne santé, cela m’a étonnée, tout en glissant dans ma cervelle insouciante que je n’étais pas immortelle et que, même en en prenant soin de moi, je pouvais casser ma pipe d’un jour à l’autre! Cette pensée a changé la perspective de mon travail. Alors que jusque-là mes livres s’enchaînaient librement, à leur guise, soudain j’ai vu clairement une limite — Combien pourrais-je encore en écrire? Ai-je à conclure? Par quel projet commencer? Je n’ai pas résolu la question et travaille actuellement sur trois textes, tout en triant des centaines «d’excellentes idées» gribouillées depuis cinquante ans sur des bouts de papier! Dommage que ma vieillesse n’ait pas commencé plus tôt!
«Je lutte contre la culpabilisation des vieux»
Suzette Sandoz
80 ans
juriste et politicienne
«Je ressens de manière toujours plus vive le mépris et les a priori qui englobent les personnes âgées. Vous êtes vieux, donc vous avez une mauvaise santé. Vous êtes vieux, donc vous êtes forcément dépendants! C’est vrai qu’on risque de l’être, mais ça n’est pas une fatalité. Au fond, on nous accuse, nous les anciens, d’être la cause de tous les maux, de toutes les dépenses passées et à venir, de la surcharge des hôpitaux, de la mise en péril des retraites… Cela fait 16 ans que je suis à la retraite, devrais-je avoir des scrupules? (Rires) Cela dit, cette discrimination ambiante ne me rend pas suicidaire: je lutte quotidiennement contre la culpabilisation des vieux et de celle des hommes blancs…
Dans le blog que j’anime sur le site du Temps, on m’a déjà traitée de vieille, juste bonne pour l’EMS. Mes idées ne plaisent peut-être pas à tout le monde, mais ces commentateurs oublient qu’une personne âgée a des expériences de vie qui dépassent la leur et qui méritent le respect. L’expérience acquise a développé mon sens de la relativité. Au point que je suis devenue moins soupe au lait… C’est dire! Aussi, je le lance sans détours à tous ceux qui craignent de vieillir: mordez dans la vie à belles dents, vous avancerez, même en vieillissant!» (B. W.)
«J’écoute mieux!»
Jean Martin
82 ans
ancien médecin cantonal et ex-membre de la Commission nationale d’éthique, Grand-parent pour le climat
«J’ai été un accro au travail. Ce n’est que au-delà de 50 ans que j’ai pensé pour la première fois qu’on pouvait se tromper en travaillant trop… J’ai aussi été du genre «mâle qui mène le troupeau» ou, mieux, chef scout. Pas très tôt, mais ces dernières années en tout cas, j’ai compris que je n’étais plus aux affaires (notamment pas chargé des affaires de nos enfants et petits-enfants!). Alors, je prends du recul, je ne suis plus constamment pressé, j’écoute mieux, je laisse tout ce monde décider. Même si je donne encore mon avis!
J’écris des réflexions pour le journal 24 heures, notamment sur l’accueil des migrants ou sur le climat. Je ne me sens pas disqualifié du fait de l’avancée en âge, sauf à propos de certaines merveilles de l’informatique ou des réseaux sociaux, mais cela ne me gêne guère. Je reçois même parfois des témoignages de reconnaissance sur mon action passée de médecin cantonal. Les bénéfices de l’âge sont en rapport avec mes insuffisances de toujours... Je ne cuisine pas, ne jardine pas, ne sais pas vraiment réparer les choses. Je me sens beaucoup plus à l’aise à mon clavier, à écrire ou dans un débat. Plus jeune, j’en étais parfois embêté, voire honteux. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins gênant, car on n’attend plus de moi ces compétences.»
«J’apprécie ce que m’apporte la vie»
Léonard Gianadda
88 ans
mécène d’art
«Les personnes âgées constituent un groupe trop peu homogène pour que l’on puisse adopter à leur égard des qualificatifs généraux, indistincts, voire des attitudes uniformes. Et puis, nous ne sommes pas tous égaux face à la vieillesse, pas plus qu’en matière de santé. Un grand nombre de mes contemporains sont déjà décédés ou souffrent de maux très invalidants. Certains ont été soumis à des conditions de vie plus rudes que d’autres, en raison, par exemple, du métier qu’ils ont exercé. Enfin, tous n’ont pas eu les moyens de s’offrir des conditions sanitaires idéales. Selon l’état de chacun, des propos bienveillants peuvent être interprétés comme de l’infantilisation. A l’inverse, un certain manque d’égards peut être ressenti comme une manifestation d’indifférence coupable.
Le 76% de la population valaisanne qui vient d’accepter en votation populaire une loi qui permet à chacun de faire appel à Exit en EMS traduit sans doute une certaine angoisse collective face aux conséquences possibles de la vieillesse sur le plan des facultés mentales. J’ai, pour ma part, la chance d’apprécier la vie et ce qu’elle m’apporte chaque jour, dans un milieu qui ne me fait pas sentir que mes forces déclinent. Ce que j’attends des pouvoirs publics? Qu’ils s’attachent à réduire les inégalités et à venir en aide aux plus vulnérables, ce qui me paraît aller de soi dans une société civilisée comme la nôtre.»
«Mon désir ne faiblit pas avec l’âge»
Yvette Théraulaz
75 ans
actrice et chanteuse*
«Une vieille femme de 65 ans a été victime d’une agression»! Quand on a 75 ans et qu’on entend le mot «vieille» pour désigner une jeunette de 65 ans, on ressent comme un malaise. Sur le marché de la séduction, une femme de plus 50 ans ne vaudrait plus pipette. Pourtant, le désir ne faiblit pas avec l’âge. Le mien est toujours vivant. Si on vit seule, heureusement qu’il y a la masturbation! Mais ne devenons pas amères, en râlant sur tout et rien. En passant notre temps à critiquer, en devenant des vieux cons et des vieilles connes revêches qui dénigrent tout et deviennent un poids pour leur entourage.
Même si nous avons notre lot de souffrances, restons légers. Ne serait-ce que pour montrer l’exemple. Car vieillir est un privilège. On devient meilleur avec le temps, plus à l’écoute, plus tendre. Je suis sur ce chemin et je vais tenter de m’améliorer jusqu’à la fin. Il existe dans le cerveau une zone tout à fait spécifique qu’on pourrait appeler «la mémoire poétique» qui a enregistré tout ce qui nous a charmés, émus, élevés. A 75 ans, il est temps de me repasser tous mes souvenirs, mais aussi de m’en faire d’autres.»
>> * En tournée en mars 2023: voir l'agenda sur www.yvettetheraulaz.ch
«Je travaille toujours autant»
Pierre-Marcel Favre
79 ans
éditeur
«L’avancée en âge n’émousse pas mon énergie. Je fais partie d’une dizaine de conseils de fondation, d’association ou d’administration et je travaille sans relâche. Sept jours sur sept, si je ne suis pas en déplacement. Je bouge beaucoup, car je reste curieux de tout: début 2022, j’étais au Soudan pour rencontrer l’archéologue Charles Bonnet, «inventeur» des Pharaons noirs, et j’ai clos l’année 2022 par un voyage en Arabie saoudite.
Ce qui me surprend, c’est que l’âge soit apprécié différemment d’un continent à l’autre. En Asie ou en Afrique, les anciens sont respectés et pris en exemple. Cela n’est pas le cas chez nous. Cela dit, si un senior en bonne santé se sent disqualifié, c’est peut-être qu’il ne prend pas les mesures qui conviennent pour ne pas l’être. En tout cas, il ne faut jamais se mettre en colère contre les clichés sur les vieux: c’est mauvais pour le cœur. A un plus jeune qui craindrait la vieillesse, je lui recommande de ne pas avoir peur. D’abord parce que la peur fragilise. Et puis, l’expérience accumulée par l’âge peut être utile. Je plaide pour que l’âge de la mise en retraite soit fixé au cas par car, en fonction du parcours et de la situation de chacun. On peut rester intellectuellement puissant jusqu’au bout de la vie, je pense notamment à Simone de Beauvoir ou, plus proche de nous, à la psychanalyste et chercheuse en bioéthique Geneviève Delaisi de Parseval, 82 ans, qui vient d’écrire L’art d’accommoder la vieillesse (Editions Odile Jacob).
«Je ne suis pas envieux des jeunes»
Pascal Couchepin
80 ans
ancien conseiller fédéral
«Non, je ne suis pas aigri vis-à-vis de la jeunesse, au contraire! Je me souviens avec amusement de l’un de mes premiers voyages, après mon départ du Conseil fédéral: le train, ce jour-là, était bondé. Je suis donc resté debout jusqu’au moment où un jeune m’a interpellé: «Alors, c’est fini les voitures avec chauffeur! Comme tout le monde, debout!» Le wagon s’est mis à rire et moi avec, jusqu’à ce qu’une personne décide tout de même de me céder la place... J’ai toujours gardé un sentiment heureux de l’entrée en vieillesse et, aujourd’hui, je ne suis pas envieux des jeunes! J’ai même le sentiment qu’ils sont très aimables à l’égard des personnes âgées. Même pendant le covid, j’ai été heureux que l’on nous donne la priorité pour accéder au vaccin!
Aujourd’hui, quand j’observe le monde politique, je constate que l’âge est d’ailleurs aux vieux, presque de manière exagérée. Regardez, le pape François, 85 ans, Joe Biden, 80 ans! Bien sûr, l’âge n’est plus le facteur catastrophique comme il l’était: il y a 50 ans, 65 ans, c’était la fin de tout. Pour ma part, même si, j’ai encore des projets (la compréhension de la physique quantique, par exemple), je ne souhaite pas arriver à 100 ans. Devenir centenaire, c’est inévitablement des soucis de santé et, pour soi-même, l’heure de comprendre qu’on a fait le tour du problème.» (B. W.)
«La vie reste inspirante et belle»
André Sugnaux
78 ans
artiste peintre-verrier
«Les clichés qu’on colle sur les personnes qui avancent en âge, qu’ils n’auraient par exemple plus rien à dire et à apporter, me mettent en colère. C’est tellement faux. Dans certaines ethnies, les vieux sont considérés comme de précieux dictionnaires et écoutés avec beaucoup d’attention et de respect. Moi, je me suis toujours effacé devant les gens plus âgés que moi, pour mieux profiter de ce qu’ils avaient à m’apprendre. Et ils m’ont appris beaucoup. Mais les vieux font souvent office de boucs émissaires: c’est facile, ils ne se rebellent pas… Dans mon enfance, c’était pareil avec les petits paysans sans argent, dont les enfants étaient traités de «charognes de gamins»: leurs voix n’avaient aucune valeur.
Les vieux artistes souffrent doublement. A partir de 65 ans, fini les commandes officielles. Comme si l’inspiration et le souffle créatif s’éteignaient avec les années. S’il y a bien une chose qui ne s’épuise pas, c’est l’expression artistique. Ma peinture a évolué tout au long de ma vie et cela continue. J’ai donc envie de recommander aux jeunes de ne pas craindre de vieillir. Bien sûr, il y a des bobos qui surviennent — je viens de me faire opérer de la cataracte et d’un glaucome, je sais de quoi je parle — mais si on est épris d’art et de culture, la vie reste inspirante et belle.»
«J’ai découvert la gaieté»
Maryelle Budry
80 ans
élue au Conseil municipal de la Ville de Genève
«Ma mère, qui s’est mise à vivre à l’âge de 75 ans et à donner des fêtes tous les cinq ans jusqu’à son décès à 95 ans, est une source d’inspiration. Je viens d’organiser ma première fête pour célébrer mes 80 ans: j’ai rassemblé des amis autour d’un verre et d’une musicienne genevoise qui fabrique ses propres instruments. C’était super. J’ai d’ailleurs décidé de recommencer. La gaieté n’est pas le propre de la jeunesse, elle peut venir sur le tard. L’engagement politique aussi.
Je ne me suis lancée dans la vie municipale qu’après l’âge de la retraite. Et je ne me sens pas larguée. Côtoyer des gens jeunes et souvent brillants m’aide à rester dans le coup et à mieux comprendre le monde qui m’entoure. Les idées reçues sur la vieillesse sont mises à mal face à des vieux qui s’efforcent de garder une place dans la société. Donc, il faut que les vieux arrêtent de tricher sur leur âge et de se camoufler. L’avancée en âge m’a apporté un merveilleux bénéfice: la liberté du «j’m’en foutisme» face au qu'en dira-t-on. Je marche moins vite? Je me rends seule au concert? Et alors? Non, vieillir n’est pas forcément un naufrage. Cela peut bien se passer, surtout si on profite de son temps libre pour laisser s’épanouir d’autres aspects de sa personnalité. Evidemment, il faut avoir quelques moyens financiers pour cela. Or, la situation économique de bon nombre de femmes retraitées est difficile. Même si elles ont travaillé, certaines perçoivent de toutes petites rentes AVS qui les obligent à compter chaque sou. Plus nous nous rapprochons de la mort, plus nous devrions profiter de ce qui est à notre portée.»