«Je reste humble face à ces grandes montagnes»

Sophie et le sherpa Dawa Sangay au sommet du Dhaulagiri (8167 m.) atteint le 1er octobre 2021. © Lakpa Dendi Sherpa
Sophie Lavaud est la dame des 96'000 mètres: en dix ans, elle a gravi 12 des 14 sommets situés à plus de 8000 mètres d’altitude. Elle animera une conférence le 12 janvier à Morges*.
Son douzième bracelet tibétain vient de trouver sa place sur son poignet droit. Il symbolise son douzième sommet de plus de 8000 mètres, le Manaslu (8163 mètres) situé au Népal, dans la chaîne de l’Himalaya, qu’elle a atteint le 1er octobre 2022 à 6 heures 50. Ça n’était pas gagné! Jusqu’à 1 heure 30 ce jour-là, un vent de 60 km/h a chahuté sa tente dans le camp 4 situé à 7450 mètres et donné envie à d’autres alpinistes de rebrousser chemin. Mais Sophie Lavaud a fait confiance aux étoiles soudain apparentes dans le ciel et aux pronostics de son météorologue. Profitant d’une accalmie, elle s’est élancée avec le sherpa Lakpa Temba à l’assaut du huitième plus haut sommet du monde et elle l’a foulé. Six semaines plus tard, ses yeux verts scintillent encore du plaisir de cette conquête.
Tout en buvant de l’eau gazeuse dans un café de la gare de Lyon à Paris, où elle transite entre une conférence donnée en France et son domicile à Genève, Sophie Lavaud, 54 ans, raconte comment elle est devenue l’une des rares grimpeuses himalayistes et la seule Suissesse à avoir défié tant de 8000 mètres, douze sur quatorze. 2023 devrait lui permettre d’atteindre les deux 8000 mètres qui lui restent. Si elle y parvient, elle entrera dans le petit cercle des alpinistes (44 à ce jour, dont trois femmes seulement) à avoir accompli cet exploit.
- Il se passe quoi là-haut qui donne envie d’y retourner encore et encore?
- C’est magnifique, c’est émouvant et c’est un soulagement d’y arriver! Mais le sommet n’est qu’un petit moment de l’expédition. On n’y reste pas longtemps d’ailleurs, car l’homme n’est pas fait pour vivre à cette altitude. Ce qui me motive, c’est le chemin pour y parvenir: la préparation physique, l’organisation logistique, les rencontres avec d’autres alpinistes de nationalités différentes et avec les habitants des contrées traversées, l’acclimatation au camp de base, l’obligation de devoir s’adapter à la météo… Et les bonnes sensations qui me restent. Car la mémoire a cette merveilleuse faculté de gommer la souffrance et les difficultés. A chaque fois, c’est une nouvelle histoire.
- Vous avez commencé à gravir les plus hauts sommets du monde en 2012, vous aviez dépassé la quarantaine. Pourquoi si tard?
- C’est le hasard de la vie. J’avais un ami malade qui s’était donné pour défi de gravir le Mont-Blanc. On a donc fait le pari de tenter l’ascension ensemble et on a réalisé ce rêve en 2004. Je connaissais la montagne: mes parents possédaient un appartement à Argentières et, petite-fille, j’ai fait beaucoup de ski et de randonnées dans cette partie des Alpes. Mais, cette première expérience d’alpinisme avec cet ami a provoqué un déclic. La confrontation avec les hautes cimes et la vue qu’elles offrent, la découverte de l’ambiance piolet-crampons-corde pour se hisser en haut d’une pente, ont déclenché une passion. A partir de là, j’ai enchaîné les 4000 mètres dans les Alpes, puis je me suis frottée aux 5000 mètres et aux 6000 mètres. L’idée d’affronter un 8000 s’est imposée progressivement.
- L’alpinisme a donc d’abord été une activité de loisir?
- Mes premières ascensions se sont déroulées durant mes congés. Jusqu'en 2008, j’ai eu une vie professionnelle très dense et dans un tout autre domaine: je dirigeais une entreprise d’investissements de niche avec mon frère à Genève. Après la crise financière, nous nous sommes un peu diversifiés avant d’arrêter définitivement notre activité en 2011. Cela m’a donné du temps pour entreprendre ma première expédition en Himalaya en 2012. Et pour gravir mes deux premiers 8000, le ShishaPangma et le Cho Oyu au Tibet. Ensuite, j’ai repris un travail de salariée à Genève dans le coaching, à plein temps d’abord, puis à temps de plus en plus partiel! Mais cette aventure à plus de 8000 mètres a été tellement riche en émotions que je suis mis en tête de gravir tous les 8000. Je suis devenue une grimpeuse professionnelle depuis 2015.
- Qu’entendez-vous par «professionnelle»?
- Je ne suis pas guide de haute montagne et n’organise donc pas d’expéditions pour d’autres. Je suis devenue professionnelle dans la mesure où je me suis organisée pour vivre de ma passion. Cela implique que, en amont, je cherche des sponsors et des partenaires et que, à mon retour, je donne des conférences sur mes voyages pour gagner ma vie quand je suis en Suisse. J’ai eu la chance de rencontrer, dès 2012 l’alpiniste, himalayiste et réalisateur François Damilano, qui s’est intéressé à moi et qui a filmé deux de mes expéditions: l’ascension de l’Everest par l’arrête nord-est, en 2014, et l’ascension du K2, en 2018. Ces films** ont été primés et ont participé à me faire connaître un peu.
- Quels étaient vos atouts de départ?
- J’ai fait beaucoup de danse classique quand j’étais enfant, puis adolescente. C’est une école de l’endurance et de l’effort, pour le mental aussi. Et puis, ça entraîne à supporter la souffrance. Cela me sert encore.
- Qu’est-ce qui vous distingue des autres grimpeurs?
- Il y a le fait que je sois une femme. Or, on est encore peu nombreuses parmi les Himalayistes. Et aussi le fait que j’ai changé de vie pour devenir alpiniste. Cette bifurcation interpelle souvent mes sponsors. Je ne grimpe pas pour réaliser des exploits, de vitesse par exemple. Je grimpe pour le plaisir. Enfin, j’associe chacune de mes expéditions à un projet humanitaire. Mon slogan est Un sommet, un projet. Actuellement, en tant qu’ambassadrice de Terres de hommes, je soutiens un projet népalais de formation des accoucheuses en milieu rural pour améliorer les chances de survie des femmes enceintes et de leurs nouveau-nés. En clair, je ne suis pas une alpiniste de l’extrême.
- Qu’est-ce qu’il faudrait de plus pour que vous le soyez? Passer depuis dix ans, plus de temps dans les camps de base et la très haute montagne que dans les plaines suisses, cela s’appelle comment?
- Je fais de l’alpinisme, mais la performance ne m’intéresse pas. Je mène ce projet un peu dingue, je le conçois, de vouloir grimper les quatorze plus hauts sommets du monde, mais je veille à ne pas le réaliser à n’importe quel prix! Je mise sur la sécurité avant tout. Je m’entoure de gens compétents pour l’organisation du voyage, je m’équipe le mieux possible, je prends l’avis de mon météorologue avant chaque décision. Je reste humble face à ces grandes montagnes. Ce qui m’importe, c’est d’en redescendre vivante et en bonne santé avec mes dix doigts et mes dix orteils. La notion de plaisir reste importante.
- Vous reconnaissiez tout à l’heure que votre expérience de la souffrance dans la danse classique vous aidait. Il n’y a donc pas que du plaisir!
- La haute montagne est un milieu hostile, c’est un fait. Il fait froid, ça souffle beaucoup, l’oxygène se raréfie. Cela n’est pas pour rien si on parle de zone de mort au-dessus de 8000 mètres d’altitude. L’homme ne peut pas vivre là-haut: moins de temps on y passe, mieux c’est.
- Vous montez avec de l’oxygène?
- J’en prends toujours avec moi, mais je n’en utilise que lorsque j’en ai besoin. Et jamais avant le dernier camp d’altitude. L’hypoxie, le manque d’oxygène, produit des effets qu’on a du mal à imaginer tant qu’on ne l’a pas vécu. Cela rend chaque effort plus difficile. Et cela brouille les idées. Les décisions qu’on prend en état d’hypoxie peuvent être dangereuses, car inadaptées.
- Comment amadouez-vous le manque d’oxygène?
- Tout est une question d’acclimatation. Personne ne peut monter à 8000 mètres du jour au lendemain sans préparer son métabolisme. Pour l’acclimater, il faut prendre le temps. Cela signifie aller dormir en altitude à un certain palier pour permettre à son organisme d’avoir le temps suffisant de produire des globules rouges nécessaires au transport de l’oxygène devenue rare. Cette acclimatation n’est pas identique pour tout le monde. Certains sont malades en altitude et souffrent de migraine, de vomissements et d’insomnie, puis, quand ils sont acclimatés, ils n’éprouvent plus de difficultés majeures à monter jusqu’au sommet. Moi, je perds beaucoup de poids en altitude. Le manque d’oxygène fait fondre mon capital musculaire. Alors, je m’efforce de forcir avant de partir en expédition. La plus grosse contrainte de l’alpinisme de l’extrême, c’est d’avoir du temps. C’est pourquoi il est difficile de conserver une activité professionnelle en dehors de cette passion.
- Et la peur? Vous en faîtes quoi?
- La peur survient, bien sûr. Je l’écoute, je tâche de comprendre ce qu’elle me dit et j’essaie de la contenir. Car elle est paralysante et peut mettre en danger.
- Et ceux qui ont peur pour vous quand vous êtes là-haut?
- Je n’ai pas peur d’inquiéter des enfants, car je n’en ai pas! Quant à mes amis, ils suivent mes ascensions sur mon blog. Je me connecte dès que je peux pour poster des nouvelles et des photos. Ils savent que je suis capable de faire demi-tour: en dix ans, j’ai monté 21 expéditions, gravi 14 sommets de 8000 mètres et n’en ai validé que 12. Oui, l’alpinisme est aussi une école du renoncement! Parfois, les conditions sont telles que le renoncement est évident. En 2015, j’ai vécu le terrible tremblement de terre au Népal, en 2016, une avalanche sur le K2 a emporté tout mon matériel. Il y a aussi les problèmes de logistique: un manque de cordes en 2018 m’a empêchée de continuer en sécurité. Faire demi-tour est une décision difficile à prendre. Mais, curieusement, ça n’est jamais valorisé. Ceux qui disparaissent en montagne sont considérés comme des héros, jamais ceux qui ont pris la décision de redescendre. Pourtant, dire stop requiert de la sagesse!
- Pour 2023, vous ambitionnez la conquête de deux 8000. Vous aurez 55 ans, cette année. Il n’y a donc pas d’âge de prescription pour la haute montagne?
- Pour l’instant, l’âge n’est pas un frein. Mais je m’entraîne pour cela. Toute ma vie est tournée vers l’alpinisme, c’est du plein temps. Cela requiert beaucoup de rigueur, de discipline et de travail. J’ai un coach sportif, je surveille mon alimentation, je fais attention à mon sommeil… J’ai cependant vérifié deux choses par rapport à l’avancée en âge. Je suis devenue plus endurante et ma capacité d’adaptation en très haute altitude s’est améliorée. En revanche, le temps de récupération est plus lent. En rentrant d’une expédition, je m’assure d’être en forme avant de reprendre mon entraînement sportif.
- Comment authentifiez-vous vos ascensions jusqu’au sommet?
- Le GPS apporte une preuve. Ou alors je fais une photo au sommet devant les drapeaux de prière laissés par les sherpas. Comme je ne grimpe pas en solo, j’ai toujours au moins un témoin.
- A quoi pensez-vous au sommet?
- A la descente! Souvent, on donne tout pour arriver au sommet. Et, une fois en haut, on se relâche sous le coup de l’émotion. Parce que c’est beau, parce que c’est fascinant! Or, quand on est en haut, on n’a fait que la moitié du voyage. C’est physiquement moins dur de redescendre, mais beaucoup plus dangereux. De nombreux accidents se produisent en descente.
- Et le Yéti, vous l’avez déjà rencontré?
- Il vient nous dire bonjour à chaque expédition!
- Qu’emportez-vous avec vous, quoi qu’il arrive?
- Mes bracelets. J’en achète un avant chaque expédition et, si je la réussis, je le mets à mon poignet. C’est pourquoi j’en ai douze autour de l’avant-bras et non pas 21!
- Quel est votre sommet préféré?
- Le K2! Il cumule tous les superlatifs: il est difficile, il est loin, il est engagé et il est magnifique. Dans la vie d’un himalayiste, parvenir au sommet du K2 est extraordinaire.
Véronique Châtel
>> * A écouter: le 12 janvier, Sophie Lavaud donnera une conférence inédite au Théâtre Beausobre à Morges: Le rêve devient réalité. Infos et billetterie ici
>> ** Et à voir: On va marcher sur l’Everest et K2 une journée particulière, réalisés sur les pas de Sophie Lavaud par le réalisateur multiprimé François Damilano.
>> A lire: Une femme, sept sommets, dix secrets, Sophie Lavaud et Didier Chambaretaud, Editions Favre, 2019.